Nous sommes en pleine commémoration du génocide des Tutsis au Rwanda. 27 ans après le génocide, j’ai eu envie de me pencher sur la manière dont le Rwanda a choisi de commémorer ses morts.
En 2020, il y a eu beaucoup de remise en question sur l’utilisation des images de personnes noires en souffrance dans les médias. Beaucoup de militants ont estimé que la diffusion de l’agonie de Georges Floyd était inadmissible. De mon côté, j’ai fait le choix de ne jamais regarder les images de sa mort. Mais son histoire m’a fait penser aux images du mémorial sur le génocide.
« Le Mémorial du génocide de Kigali, est un lieu de mémoire situé à Kigali, au Rwanda, établi pour commémorer le génocide des Tutsi au Rwanda de 1994. Les restes de plus de 250 000 personnes y sont inhumés. »
Lorsque je lis des articles sur le Rwanda, il m’arrive très souvent de tomber sur les images de ces corps. Ces photos s’imposent à moi, de manière violente et abrupte et je n’ai jamais compris pourquoi les médias publiaient ces images aussi facilement.
Corps, ossements et mémorial
J’ai souhaité me documenter et tenter de comprendre pourquoi le Rwanda avait fait le choix de montrer les corps de ceux et celles qui ont été assassinés durant le génocide. D’après mes recherches, la raison principale serait le besoin de preuves juridiques. Les corps et les ossements représentent un témoignage immuable de cette violence. Ils permettent au gouvernement rwandais de posséder des preuves matérielles de la réalité de ce génocide. Les autorités rwandaises les utilisent comme un outil de lutte contre le négationnisme.
C’est quelque chose qui m’a toujours interloquée car il me semble qu’il est impossible de nier le génocide des Tutsis au Rwanda. Les évidences sont trop nombreuses. Il y a de nombreux témoins oculaires car c’est une histoire très récente. En plus, c’est l’un des seuls génocides, pour lesquels certaines images ont été diffusées à la télévision. Il est quasiment impossible de nier ce qu’il s’est passé et pourtant, la question de la négation de ce génocide est fortement mise en avant par le régime.
Je ne crois pas à l’utilité de ces images dans le cadre de la sensibilisation et de la mémoire. Si on possède un niveau d’empathie normale, on est capable de faire confiance aux historiens et aux survivants. Pour moi, ces images sont inutilement violentes et très mal utilisées.
Pour Michaëla Danjé, du collectif militant Cases Rebelles : “Les images choquantes doivent être vues par un nombre limité de personnes. Elles devraient être accessibles à la justice, à l’Histoire et retranscrites pour l’information et la mobilisation.” Pour elle, collecter ces corps peuvent avoir un sens d’un point de vue scientifique et historique mais elles ont peu de sens pour la sensibilisation. “Toutes les images ou les vidéos, montrant des morts, des personnes en train de mourir, d’être battues ou torturées n’ont aucune raison de circuler ainsi librement, en ligne ou ailleurs. Si vous avez besoin d’images pour comprendre, faire comprendre ou accepter la réalité d’une violence, questionnez-vous sur votre empathie.” Danjé

Voyeurisme et sensationnalisme
Je pense qu’utiliser ces images n’est pas nécessaire pour deux raisons.
- Pour les personnes directement concernées, c’est un traumatisme qu’elles vivent et revivent à chaque fois qu’elles tombent sur ces images. “Quand vous partagez l’horreur vous participez aussi à répercuter une terreur qui sidère, qui fige des individu·e·s face à leurs écrans, une terreur qui traumatise.” Partager des corps morts, c’est aussi figer les individus dans leur statut de victime, en leur ôtant toute dignité.
- Pour les personnes spectatrices, c’est également très glauque. Il existe une forme de voyeurisme étrange quand on observe ces photos. Pour Julien, (un Rwandais avec qui j’ai pu discuter de ce sujet) : “Le mémorial est l’un des endroits les plus visités du Rwanda et je trouve ça honteux. C’est une histoire sombre et ce n’est pas quelque chose qu’ils devraient mettre en lumière. S’il t’arrive quelque chose de grave, est-ce que tu souhaiterais être exposé comme ça ? Pour moi, ce n’est pas normal.” Nour Outojane explique que “la photographie a joué un rôle important dans la construction d’une vision eurocentrique de l’Afrique et de ses peuples en tant que victimes. » A chaque fois que des médias utilisent ces photographies, ils contribuent à nourrir ces clichés racistes.
Consentement et respect du deuil
Je pense que pour les familles endeuillées, la période post-génocide a dû être très compliquée.
Comment étaient-elles censées gérer les demandes du gouvernement de déterrer le corps de leurs proches ?
Les familles ont dû prendre cette décision dans un état de traumatisme et de sidération important. Elles n’étaient pas en état de donner leur consentement de manière libre et éclairée. J’ai du mal à croire qu’elles aient toutes acceptées volontairement d’exposer les ossements de leurs proches de cette manière.
Dans l’inconscient collectif, il semblerait que les corps Noirs peuvent être utilisés pour un intérêt spécifique tel que celui de raconter une histoire forte. On pourrait donc, afficher des corps meurtris, dans l’objectif de sensibiliser les gens. Dans le cas du Rwanda, le devoir de mémoire serait plus important que la dignité du corps des victimes.
Le flegme du Rwandais
Culturellement, il existe des barrières dans l’expression de nos émotions. Très jeune, en tant que rwandais, on nous apprend à ne pas nous plaindre, nous mettre en colère ou pleurer. Chez nous, devenir adulte, c’est surtout, apprendre à refouler ses sentiments et ses émotions. “J’ai une cousine qui est allée au Rwanda pour enterrer un membre de sa famille et on lui a dit de ne pas faire de vague. On lui a dit : si vous voulez pleurer, c’est aujourd’hui mais demain, vous ne pourrez plus pleurer. On ne nous laisse même pas exprimer nos émotions. Ce n’est pas normal.” Julien
Guérison du traumatisme
Les familles rwandaises souffrent souvent de trouble de stress post-traumatique. Certains de leurs membres souffrent de paranoïa et d’anxiété chronique. Dans un documentaire sur le Rwanda, on voit de nombreuses personnes faire des crises d’angoisse lors d’une scène de reconstitution du génocide. Cette période de commémoration peut engendrer un stress important.
Pour Julien, les réunions “kwibuka” n’ont jamais été d’une grande aide pour surmonter son deuil.
“Le gouvernement organise des évènements pour une population traumatisée, qui crée une terreur, au lieu de consoler les gens. Les rescapés doivent se réunir en groupe et chacun doit raconter ce qu’il a vécu. A force de ressasser cette histoire, la haine peut devenir encore plus importante. La plupart du gens veulent oublier, passer à autre chose et créer une vraie réconciliation. (…) Même les gens qui commençaient à avoir des relations positives avec leurs voisins retombent dans une haine. (…) C’est fait pour diviser le peuple. Ils disent vouloir unir une population mais ils utilisent les mauvais outils”.
Pour Julien, il faut tout changer dans cette commémoration.
La question de la commémoration est un sujet tabou. Le fait d’écrire ce simple article peut être dangereux pour moi et je risque d’être accusée de négationniste. Pourtant, le devoir de mémoire doit être repensé à l’aune de l’actualité. Les revendications des militants du blacklivesmatter ou d’Yvonne Idamange vont dans le même sens.
La vie des personnes noires compte. La vie des Rwandais compte et leur dignité doit être respectée, même après leur mort.
Sources :
https://www.cairn-int.info/article-E_AFCO_238_0011–memorial-spaces-for-the-tutsi-genocide.htm# https://nyunews.com/uta/features/2020/04/20/racial-trauma-in-classroom/